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"Partant, comme le pèlerin que les ténèbres de la nuit s'empressent d'engloutir sur son chemin, pense à ta maison, mon âme, et pense bien à ce qui te reste de la journée de ta vie: ton soleil file vers l'ouest, ton matin est passé, et il ne t'est pas donné deux fois d'être né." Sept jours sur le fleuve.
Henry David Thoreau, 1817 - 1862.
Il y a, en hébreu, une expression qui assigne une tâche à l'humain, le Tikkun Olam,
la réparation du monde, ne fût-ce qu'un tant soit peu ... (*)
(*) Livre du Zohar, école lourianique de la Kabbale.
Je ne fais que passer ...
mais je vais mon chemin ...
Il y a l'égo, celui du temps qui passe. Il y a l'écho, celui du temps passé. Je ne fais pas exception. Je vais mourir. Je n'ai pas peur, si ce n'est la souffrance et la vieillesse. "Mourir, cela n'est rien, mais vieillir ...". Une vie entière à apprivoiser ce qui, dans l'enfance, est réservé aux vieux, à l'adolescence fascine, à l'âge adulte rôde autour de soi plus qu'en soi, jusqu'au moment où l'extinction des autres et surtout des siens, comme une lancinante ritournelle, contamine l'être tout entier. Un travail est nécessaire. Vivre avec. Oui, mais en quelle compagnie ? Je veux dire de quels moyens humains disposer pour, si pas se réjouir, du moins se satisfaire du sort de soi. Nous n'avons que nous. La solitude est une amie qui ne fait pas de cadeau. Elle est ontologique à l'existence. Elle est bienveillante et cruelle. Compagne au long cour, nous gagnons à l'écouter chaque fois que la fureur du monde nous emporte. A l'heure d'écrire ces lignes, j'ai la soixantaine et, banalement, je me retourne. Ce fut enchanteur mais également difficile. La naissance, avec l'argent, est le plus injuste des héritages. Son tempo et son lieu sont une loterie dont on ne se remet pas. Naître est un destin que seule l'éducation peut contourner sans l'effacer, elle-même dépendante de la contingence. Double handicap, pour les uns, chance renforcée pour les autres. Quand ai-je pris conscience de la condition humaine, devrais-je écrire de la comédie humaine ? Ou plutôt, quand ai-je appris à prendre conscience du poker menteur qui se joue entre le hasard et la nécessité ? A table, avec des domestiques. Je me souviens. J'avais 12 ans. Le beau-père de ma soeur, Andrée, industriel et châtelain de son état, avait décidé de m'interdire l'accès aux dîners qu'il acceptait d'offrir aux personnes de sa condition. Pendant que ces gens ne refaisaient pas le monde, car il les comblait, attachés à leur rang comme une selle à sa monture, devisant entre deux Haut-Brion, j'apprenais ma leçon de classes, en partageant une assiette de charcuterie avec le personnel de Monsieur: Arnold, le chauffeur, Justine, la femme de chambre de Madame, et Marie, la cuisinière joufflue. Ce n'était pas désagréable. Ils étaient gentils et prévenants. Etait-ce parce que j'étais le petit frère de la belle-fille de Monsieur ou parce que je ne leur étais pas tout-à-fait étranger ? A la maison, chez mes parents, bien que d'un milieu de la classe moyenne, nous n'avions ni chauffeur, si ce n'est papa, ni une aussi grande cuisine pour y faire des repas que nous ne mangions pas et y loger trois serviteurs. Ainsi, je découvris que l'argent avait le pouvoir d'acheter des biens, mais encore des personnes et que celles-ci, par la magie d'un ordre qu'on eut dit naturel, en étaient satisfaites. Ce n'était pas la lutte des classes, mais la chute d'une classe. Pour le jeune garçon que j'étais alors, cette expérience originelle et originale fut probablement le marqueur d'une conscience politique. Les années qui suivirent renforcèrent ma conviction que la prégnance et la violence du déterminisme social était insupportables. Je n'ai pas changé, rebelle je fus, rebelle je reste. Toutefois, ma révolte intime, celle qui puise son énergie dans l'expérience de l'humiliation, n'emprunte plus les mêmes chemins. J'ai renoncé depuis longtemps au vocabulaire flamboyant d'une certaine gauche qui se fait plaisir en ignorant la lucidité. J'ai cessé d'affronter les moulins à vent qui tournaient dans ma tête sans rompre avec la quête. Je n'ai jamais cru à la révolution marxiste. Même communiste, dans mes jeunes années, j'ai combattu cette conception, en dernière analyse, comme ils disent, simpliste et donc totalitaire. Elle réduit l'être humain à sa dimension organique, en oubliant son aspiration légitime au bonheur personnel, à la joie, davantage accessible, car à hauteur d'Homme. Si il n'y en avait qu'un seul, ce serait Baruch Spinoza, jamais pris en défaut de transgression et d'audace. Il doit y avoir une issue positive à l'insertion de l'individu dans le collectif; tant les religions que les partis politiques ont une dette impayée en ce domaine. Une bataille que je crois à notre portée - elle a divisé depuis longtemps la gauche et la droite - c'est la conciliation des exigences sociales dues aux travailleurs avec les impératifs économiques des entreprises. A l'aube de la vieillesse, en disciple modeste mais fidèle de l'auteur de l'Ethique, je ne donne mon enthousiasme et mon crédit qu'au respect du réel, qui ne nie ni l'être singulier, dans toutes ses identités, ni sa condition universelle et son lot nécessaire de compromis. Je ne renonce nullement à l'aspiration d'un meilleur; cet invisible que nous ressentons et espérons, tel un advenir qui résonne à l'intérieur depuis l'âme du monde. Je souhaite laisser de mon passage la trace d'un homme qui aura vécu les épisodes contrastés de sa vie avec passion et impatience. Je garde la première, car elle continue à nourrir mes désirs et mes rêves. J'abandonne la seconde, à qui voudra la chevaucher, parce qu'elle ne fait plus sens à mes yeux. Mon chemin est banal, il n'a rien pour attirer l'attention. Mon regard l'est un peu moins. Il intéressera sans doute quelques passants. Je voudrais qu'il soit lu par mes poursuivants comme un témoignage d'une époque captivante et tragique, à bien des égards obscène, comme le furent d'autres dans le passé. Mais ce fut la mienne, la nôtre, ce qui la rend singulière. Ici même, j'ai décidé de coucher sur écran blanc, dans le cyberespace infini et menaçant, une partie de l'escapade d'un marcheur inconnu. Traverser le temps et l'espace est une noble tâche humaine, exaltante, éprouvante; c'est quitter un passage pour un autre. Ecouter, étudier, enfanter et transmettre sont des actes d'amour qui fondent notre humanité. Aimer n'est-ce pas l'unique chemin qui donne sens à notre heureuse finitude ? Fin et début ne sont-ils qu'une seule et même porte ? Il n'y a pas de réponse, si ce n'est ici et maintenant, vérité intemporelle.